samedi 26 mai 2007

LES ORIGINES DU BUTÔ

Dans un texte de 1938, le poète Henri Michaux rapporte sa découverte de la danse orientale : Je voyais affluer en des corps le monde entier, et l’inexprimé y apparaissait avec autant de force que l’exprimé grâce à une grande soumission et à un extraordinaire recueillement.

Des mouvements si légers qu’ils en étaient imperceptibles et inanalysables inscrivaient la largeur de la vie, la méditation, les mythes, le monde, les raisons d’exister et j’étais enfin nourri de quelque chose après quoi j’avais toujours été, sans m’en douter vraiment, comme tant de personnes.

Non la joie, mais la lumière de la vie, non le malheur mais l’immensité s’y voyaient. Non le combat mais l’éternel[1].

Le poète est spectateur attentif du monde. Quarante ans après, dans le Paris de 1978, le même Henri Michaux était dans le public de la salle Le Nouveau Carré, pour voir Ikeda Carlotta[2], Murobushi Ko[3] et Hanaoka Mizelle, trois danseurs de butô, que l’actrice de théâtre Silvia Monfort avait pris le risque d’inviter. Le spectacle, inouï, s’appelait Le Dernier Eden.

Texte emblématique du regard occidental porté sur l’Asie et de l’acuité de la perception du poète. Bien qu’il fût écrit en 1938, cette réception de la danse orientale pourrait s’appliquer à un spectacle de butô…

Origines : HIJIKATA Tatsumi

Le butô est une forme d’expression corporelle apparue à la fin des années 50 au Japon. Son fondateur Hijikata Tatsumi (1928-1986) a choisi le terme butô dans les années 60. Le mot renvoyait, depuis le XIXe siècle, aux danses étrangères importées, telles que le tango, la valse. En 1962, il utilisa les mots ankoku butô, où ankoku signifie obscurité. Les ténèbres, dit Hijikata, est le meilleur symbole de la lumière, on ne peut pas comprendre la nature de la lumière si l’on n’observe pas profondément les ténèbres. Les ténèbres renvoient autant à l’origine, à l’utérus, qu’à la mort, à la part sombre de l’homme. Il importe de préciser que ce ne fut là que le premier pas ; le butô de Hijikata, loin de se limiter à une notion univoque, a évolué. Il ne se réduit pas à l’obscurité.

Le butô naissant est refus des traditions japonaises séculaires (entre autres celles du kabuki et du [4]), il est revendication de la culture japonaise paysanne et populaire ; il est ouverture à l’Occident, à la culture européenne d’avant-garde (le surréalisme, la littérature française « des limites » : Jean Genet, Georges Bataille, Antonin Artaud ; l’expressionnisme) ; à la musique noire américaine.

Des origines diverses :

Le jazz, la danse allemande, le mime…

Hijikata monte à Tokyo en 1952. Il y découvre le jazz, introduit au Japon pendant l’ère Taisho (1912-1926) et qui se répand dans les « dancings » juste après la seconde Guerre Mondiale. Ce qui attire Hijikata dans l’improvisation jazz, c’est la rencontre avec l’inattendu, et il recherche en même temps la rigidité du corps (le laboratoire de danse où il a appris a subi l’influence de la Nouvelle Danse allemande). Dans sa conception esthétique, la raideur du corps est à même de s’opposer au corps quotidien ; en se raidissant, le corps se libère de la vie quotidienne. Hijikata découvre aussi la technique du mime français Etienne Decroux, fondateur du mime corporel dramatique[5], grâce à la participation de Ohno Yoshito (né en 1938, fils de Ohno Kazuo) à sa première œuvre Kinjiki en 1959 : Ohno Yoshito étudie cette technique, où il s’agit plus d’intérioriser le drame dans le corps en mouvement que de remplacer le mot par le geste, comme dans le mime ancien. Cette technique accorde un rôle important au tronc du corps, à l’absence d’expression du visage et des bras, à la construction analytique du mouvement. Tout ce que la danse jazz ne pouvait apporter à la recherche de Hijikata : créer une danse à partir de gestes et d’actions quotidiennes, sans décrire les sentiments adressés à la sensibilité du spectateur. De la répétition obsessive de ces actions naît une danse étrange et subversive.

Kinjiki (Amours interdites), 1959

Un homme (Hijikata) court en cercles sur un plateau sans décor, sans musique, puis il rejoint le jeune homme (Ohno Yoshito) dans la lumière, tendant un coq vers lui. Le jeune homme accepte la proposition homosexuelle, attrape l’animal pour mimer un coït, le serre entre ses cuisses et s’agenouille lentement. Le sang coule. Le jeune homme fuit, poursuivi par l’homme. Noir. Son des corps qui chutent, gémissements amoureux. Hijikata crie « Je t’aime » en français.

…et la littérature française : scènes des limites

Jean Genet (1910-1986) eut une très grande influence sur Hijikata avec son Journal du voleur (1949). Abandonné par sa mère, délinquant placé tout jeune dans une maison de redressement, Genet rejette une société qui l’a rejeté. Son œuvre (théâtre, poésie, romans) révèle une inversion des valeurs : Genet a choisi de célébrer le mal, de sacraliser le sexe, de revendiquer la sainteté à l’intérieur du péché. A la lecture de Genet, Hijikata rêve de devenir un criminel enfermé et condamné à mort pour pouvoir connaître sa douleur. Il va monter des chorégraphies en hommage à l’écrivain français : Rites secrets d’un hermaphrodite l’après-midi - en trois chapitres, 1961, Butô Genet, 1967…Georges Bataille (1897-1962) fut une autre figure importante. Sa recherche d’absolu a exercé une grande influence sur Hijikata : pour tous deux, l’érotisme fait pièce à la répression sociale de l’individu. Il s’agit de trouver la vérité de l’homme à travers le plaisir et la douleur en une expérience paroxystique, où l’érotisme est une voie privilégiée. Ensuite Hijikata cessera d’avoir recours aux thèmes d’écrivains étrangers pour se concentrer sur le corps lui-même. Néanmoins, le dénominateur commun entre la scène japonaise et les écrivains européens reste le même : dans les deux cultures, les artiste occupent un lieu à part du fait de leur recherche subversive. Il existe au Japon un désir de transgression (après les traumatismes de la guerre, l’occupation du pays par les Américains). Le butô, parce qu’il est l’abcès du corps social japonais, parce qu’il montre ce que la société réprime, est marginal. Pour cette raison, il n’eut pas de succès au Japon, mais à l’étranger, en Europe… Et fut ensuite reconnu dans son pays d’origine, même si en lui-même le butô cultive la discrétion : c’est un art à part, à l’instar de ces personnes exclues de la société japonaise, les burakumin ou « gens des villages », obligés à vivre au XIXe siècle dans des quartiers séparés, parce que leur profession était considérée comme sale, selon le point de vue shintoïste : les bouchers, les fossoyeurs…bref, tous ceux qui étaient en contact avec le sang, la saleté, la mort. Le butô aussi est « étranger de l’intérieur »[6].

À la recherche du corps naturel : l’influence de la culture japonaise paysanne

Le projet est de libérer le corps humain du conditionnement social, de revenir à un corps « naturel », vrai, où la danse mette en cause les tabous et révèle les traumatismes de la société d’après-guerre. Danser le butô, c’est dénuder le corps et l’esprit ; c’est agresser le spectateur avec un corps-arme, en rompant avec les schémas connus de la danse. Corps en crise, en opposition à la motricité ordinaire. Les Occidentaux, selon Hijikata, plantent leur pied avec fermeté sur le sol, en formant une pyramide. Tandis que les Japonais paraissent accomplir des exploits acrobatiques sur du papier huilé. Ils doivent trouver leur équilibre sur des jambes tordues. Les danseurs de butô s’inspirent des paysans de Akita[7] qui travaillent les rizières, courbés pour supporter le vent, en souffrant jusqu’à l’immobilité du froid, de la fatigue, les jambes pliées. Le centre de gravité des danseurs de Hijikata est à l’extérieur des jambes, pour permettre au bassin de descendre. À rebours de la danse classique occidentale, qui cherche grâce aux pointes à échapper à la gravité, le danseur de butô foule le sol avec fermeté, pour capter l’énergie tellurique par le pied. Le danseur doit sortir de lui-même et danser pour ainsi dire avec son propre cadavre : il devient alors élément de l’univers, une bête, une plante, une pierre.[8]

L’artiste est sur scène. Il ne nous raconte rien. Il est anonyme- le corps est nu, parfois peint de blanc qui gomme les traits du visage, renonciation à l’ego d’une si grande importance chez les Occidentaux. Le danseur se manifeste aux êtres vivants, avec lenteur, avec des cris, des grimaces, de la laideur, de l’humour, explorant ses plis intimes et ceux des spectateurs. C’est un éveil du corps, et bientôt de l’être tout entier.

Le cofondateur du butô : OHNO Kazuo (né en 1906)

Ohno Kazuo rencontre Hijikata en 1954, il va danser ses chorégraphies dès 1961. Le cofondateur du butô Ohno fut influencé par la façon dont Hijikata considérait l’érotisme, la souffrance, la mort. Après la mort de son ami, en 1986, Ohno va créer ses propres chorégraphies aux côtés de son fils, Ohno Yoshito, et il va développer une danse plus lumineuse que celle de Hijikata.

Révélation : L’Argentine

En 1929, il vit au Théâtre Impérial de Tokyo la très célèbre danseuse espagnole Antonia Mercé, « l’Argentine ». Ce fut une révélation esthétique et religieuse : il décida d’être danseur et de recevoir le baptême chrétien. L’Argentine m’a montré que j’existais, et donc que le monde où je vis existe.[9]Néanmoins, la foi chrétienne de Ohno Kazuo participe d’une vision syncrétique[10]. Pour moi, dit Ohno Kazuo, croire c’est danser. Et danser n’est rien d’autre que ma foi. La foi et la danse sont une seule et même chose pour moi.

Ohno a étudié la Ausdrucktanz (danse d’expression allemande), il commença sa carrière de danseur à 43 ans, où il fit montre d’une grande expressivité. 47 ans après avoir vu l’Argentine, après avoir cessé de danser en 1968, Ohno décide de se remettre à la danse après avoir vu un tableau du peintre Nakanishi en 1976. Hijikata va chorégraphier Hommage à l’Argentine, en 1977. Cette chorégraphie va rendre célèbre Ohno, qui la dansera durant plus de 20 ans.

Danser « l’Argentine »

En 1629, on interdit aux femmes de paraître sur la scène du théâtre kabuki. Ce sont les hommes qui prendront les rôles féminins ou onnagata. Ohno, d’une certaine façon, suit la tradition du onnagata en dansant « l’Argentine » habillé en femme…, mais sans chercher le déguisement parfait d’une femme (ce qui est précisément recherché dans les onnagata). Quand il danse, Ohno est à la fois homme et femme, un être humain. Je prends très lentement le rôle d’une femme dans mon corps d’homme, déclare Ohno en 1986[11]. Je peux faire jouer ce rôle à mon corps (…). L’homme et la femme coexistent. Il s’agit de dépasser la frontière entre l’homme et la femme. Ohno Kazuo va au-delà de la polarisation masculin-féminin : il est asexué.

Il ne cache pas non plus son âge (il avait 71 ans quand il dansa l’Argentine). Il y a peu encore, Ohno Kazuo dansait en public. La critique Odette Aslan, dans une étude, souligne que voir « L’Argentine », ce n’est pas voir le danseur ou admirer une danse espagnole, mais partager le souvenir gravé dans la mémoire de Ohno le jour où il la vit danser. L’Argentine est sa muse, l’archétype féminin, image fantasmatique qui unit plusieurs femmes : sa mère (une autre chorégraphie de Ohno s’appelle « Ma mère »), sa sœur, Antonia Mercé…toutes défuntes mais renaissant dans le corps et le souvenir de Ohno : la vieillesse et le temps n’existent pas, c’est le temps de la mémoire qui surgit, le temps propre à la mémoire, le temps biologique du corps ridé du danseur. Les trois temporalités se confondent pour sidérer le spectateur.

Permettez-moi un souvenir personnel : ce fut quand je vis pour la première fois danser Ohno Kazuo et Ohno Yoshito, en 1999. Ohno Kazuo avait reçu le Prix Michel Angelo Antonioni pour les Arts, à Venise. Il présenta un soir au théâtre Fontaine de Yokohama Uchu no hana, Les fleurs de l’univers. Il avait invité ses élèves à danser et les y avait préparés. Que dire ? Sa danse m’a ravi, m’a fait mourir à moi-même. Je ne pouvais saisir ce qui se passait sur scène. Mais je sais que cette danse de 1999 ne cesse de danser en moi. Je pense maintenant à Hijikata gros de sa sœur morte, à Ohno irradié un jour de 1929 par une danseuse. Leurs danses sont un miroir à nous tendu, un miroir irradiant, où se mirer est source de peur, de douleur, de joie, de larmes, parce qu’on est touché au plus profond de soi. Une irradiation donc, qui fouaille, creuse, explore. Je décidai ce jour-là d’étudier le butô au studio de Ohno Kazuo.

« Le corps obscur », ankoku butoh, est une métaphore, manifestation du verbe poétique, incarné dans le corps du danseur ouvert aux perceptions. Fondateurs du butô, Hijikata et Ohno offrent deux trajectoires distinctes, qui parfois se recoupent. La lumière et l’obscurité ont inspiré de nombreux danseurs, et pas seulement japonais. Cet « agent perturbateur » des années 60-70 se diffusa dans le monde entier, influençant d’autres disciplines (le théâtre) ou d’autres danses. Il a évolué, mais le danseur n’a pas cessé d’être un passeur entre le spectateur et le monde, pour que chacun, danseur et spectateur, se rencontre lui-même.

Bruno Lecat


Article paru en espagnol dans la revue Tragaluz, año 1, número 7, abril 2003



[1] H:Michaux, Oeuvres complètes, I, “Danse”, Gallimard Pléiade, p697

[2] Selon l’usage japonais vient d’abord le patronyme, suivi du prénom.

[3] Murobushi Ko était à Guadalajara en septembre 2002 pour animer des ateliers et présenter un spectacle.

[4] Kabuki : forme de théâtre dansé provenant de danses populaires sensuelles. : forme aristocratique de spectacle chanté et dansé, créée aux XIVe et XVe siècle.

[5] Un art autonome, distinct de la danse, du théâtre parlé et de la pantomime.

[6] Georges Banu, L’acteur qui ne revient pas, in « le butô ou la subversion », Gallimard, 1993.

[7] Région du Tohoku, au nord du Japon, d’où est originaire Hijikata.

[8] Ahikawa Yoko in “La nouvelle danse japonaise”, Avant-scène Ballet/Danse, no1, Paris, 19980, p.162, cité dans Buto(s), CNRS Editions, Paris, 2002, p.68

[9] Interview de Ohno K. par Johannes Odenthal, “The Human being is not the Centre of the Universe”, in Ballett international Tanzaktuell, no11, Seelze, cité dans Buto(s).

[10] Au Japon se mêlent depuis le VIIe siècle le shintoïsme (ou “voie des dieux”), religion japonaise de type chamanique, qui sacralise l’univers à travers les kami (divinités) , et le bouddhisme, nouvelle religion importée de Corée. La doctrine chrétienne fut introduite par François Xavier en 1549.

[11] Interview avec le journaliste Hervé Gauville, journal Libération, 6 juin 1986.

jeudi 24 mai 2007

Pluie noire (Kuroi ame) de Shoei Imamura : la cécité tragique

Le film se clôt sur l'image de M. Shizuma. Il a perdu sa femme, et voit partir en ambulance sa nièce Yasuko, finalement atteinte de la maladie de « L'Eclair ». Il forme un voeu : « si un arc-en-ciel apparaît là-bas, il y aura un miracle...mais pas un blanc, signe funeste ; il faudrait un arc-en-ciel aux cinq couleurs éclatantes ; alors, Yasuko guérirait. »

Face à la bombe, n'est-il de recours que superstitieux ? Le film s'ouvre sur l'éclair blanc (qui sature la pellicule) et qui va raser Hiroshima. Pour le conjurer, le voeu de cinq couleurs éclatantes. Shizuma, qui s'était défié des remèdes de bonne femme et des recommandations de la chamane consultée par son épouse, en est réduit à faire de même : s'en remettre à un miracle, à la pensée magique, et lire les soutras pour les morts, lui qui n'a pas appris.

La bombe est la Méduse qui se matérialise soudainement et qui écrase aveuglément (le pilote américain ne voit pas l'ennemi, les habitants d'Hiroshima ne voient pas l'éclair, car il rend aveugle, Shokichi, ami de la famille, agonise en lunettes noires car la lumière du jour est trop forte). On reviendra seulement sur l'inhumaine disproportion de l'arme atomique : les forces en présence sont inégales.

« Pluie noire » revient à ras de terre, pourrait-on dire, à l'humble dimension humaine : Yasuko, qui n'a fait que recevoir la pluie noire, pourra-t-elle pourtant se marier ? Car le mariage est conditionné par la bonne santé (ne pas avoir été irradié), et sans certificat de bonne santé, aucun mariage n'est possible. Il est aussi question d'un élevage de carpes, dont on suit, peu à peu, la réalisation. Il est question des troubles psychologiques de Yuichi, le sculpteur, traumatisé par son passé de soldat affecté à la destruction des chars, et qui revit son traumatisme à la moindre pétarade de moteur. Et la grand-mère, inquiète de la vente de parcelles de terre : que diront les ancêtres ? La tante, obsédée par l'image de la belle-soeur Kiyoko, morte trop jeune. Bref, la vie de tous les jours, mon village à l'heure atomique, au gré des vomissements des irradiés et des enterrements.

On fait tout pour échapper à la malédiction du noir (la pluie radioactive) et blanc (l'Eclair). Mais, tel Oedipe, les habitants n'échappent pas à la maladie. Et Yasuko, dont on croyait qu'elle était saine, finit par perdre ses cheveux par poignées (dans une scène où la tante surprend sa nièce au bain, virginale et nue, médusée par l'obscénité des cheveux qu'elle tient dans sa main). La tante tombe malade et pense qu'il s'agit là d'une punition des dieux pour n'être pas allée sur la tombe de sa belle-soeur. L'oncle Shizuma, protagoniste et narrateur, est en sursis : il est atteint, lui aussi, et assiste impuissant à l'accomplissement de la malédiction.

Il n'y a pas d'éclats de colère dans le film de Imamura.Il tient du témoignage (les scènes de l'après-bombardement sont saisissantes et effroyables). Et chacun se bat avec les armes dont il dispose : la magie, les ancêtres, les carpes, la sculpture, le respect des codes sociaux, d'autant plus que la bombe les a fissurés. Les rites funéraires. La médecine, qui semble impuissante et constate la maladie de l'Eclair, ou bien hésite, dans le cas de Yasuko. Tout cela est tellement nouveau, soudain...

Une scène pourtant, entre Shizuma et Shokiji, où ce dernier se demande pourquoi les Américains ont lancé la bombe, alors même que la défaite nippone était avérée. Et pourquoi Hiroshima, et non Tokyo, s'il s'agissait d'accélérer la fin de la guerre ? On ne sait pas bien, répond Shizuma. C'est avec cette réponse qu'il nous faut mourir, dit Shokiji, c'est cruel de finir comme ça..Cette courte scène, qui précède de peu la mort de Shokiji, illustre la position victimaire des civils innocents. Mais c'est l'incertitude qui est cruelle. Ignorer pourquoi l'on meurt, ou en devinant que l'on est le jouet de forces qui nous dépassent : l'Histoire nous apprendra que les Parques ont pour nom la géopolitique, la démonstration de force américaine qui prépare déjà l'après-guerre face aux Soviétiques. Pourquoi Hiroshima ? Parce que les conditions météorologiques étaient favorables.

À la fin de Pluie noire, il n'y aura pas de miracle. Shizuma écoute la radio, et apprend que Truman va peut-être utiliser la bombe atomique contre l'armée communiste. Même une paix injuste vaut mieux qu'une guerre juste. Ne comprendra-t-on jamais ? Difficile de conclure autrement qu'au pessimisme : il est dans l'essence de l'homme de faire le mal, encore et toujours. Et le ciel, face à Shizuma, reste vide : aucun arc-en-ciel aux couleurs éclatantes ne vient l'égayer.

Article paru en espagnol dans le revue en ligne El Cálamo (http://www.elcalamo.com), rubrique "Artes visuales", août 2006